La louve des Basses Haies

(© P. AMELINE Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur)

 

La guerre civile qui ravagea notre commune en 1793 et 1794, laissa nos campagnes durablement dépeuplées. La déprise agricole, qui se traduisit par une expansion des friches, mit plusieurs années à s'inverser. Les loups qui, avant la Révolution, constituaient déjà une nuisance bien réelle 1, n'en demandaient pas tant pour prospérer, d'autant que les nombreux cadavres abandonnés après les combats et les massacres, comme ceux de l'Arsangle en juillet 1794, leur fournissaient une manne inespérée 2.

 

 

Six ans plus tard, une paix précaire est revenue mais les loups rôdent toujours. Le 19 juillet 1800, « une bête sauvage » attaqua, tua et dévora partiellement deux fillettes de La Chevrolière, « proche le village des Basses Haies, à huit heures du soir ». La presse de l'époque, tant locale avec la Feuille Nantaise que nationale avec le Journal de Paris, s'en fit l'écho.

 

Louis Beffroy de Reigny, plus connu sous le pseudonyme du Cousin Jacques, journaliste et écrivain parisien, raconte le drame de façon très imagée dans son Dictionnaire néologique ; écoutons-le : « Pierre Barillère, ancien fermier d’une métairie appartenant au citoyen Kirouard 3, propriétaire à Nantes, et située à la Bellerie, village distant de trois lieues de cette ville, eut le chagrin cruel, en messidor dernier, de voir ses enfants périr sous la dent carnassière d’une louve qui répandait la consternation dans ces contrées. Il avait deux filles, l’une de douze ans, l’autre de sept. L’aînée [Geneviève] fut horriblement maltraitée par cet animal féroce qui lui suça le sang et lui mangea les entrailles ; la cadette [Françoise] eut la cuisse coupée et les chairs rongées jusqu’à l’os. L’animal se retira ensuite dans la forêt prochaine qui est l’une des plus épaisses de la ci-devant Bretagne. La veille, il avait parcouru les landes de Viais, d’où plusieurs hommes, femmes et enfants, qui gardaient leurs bestiaux, s’enfuirent précipitamment. Tout ce canton était plongé dans les justes alarmes » …

 

  

 

Cette louve rôde dans la campagne chevroline pendant encore un ou deux jours, provoquant l'affolement général 4, puis semble réapparaître à trois lieues des Basses Haies, sur la commune de Vertou, trois jours après le carnage. C'est du moins ce qu'affirme Doussin 5, gabarrier de Portillon, sur la Sèvre, qui dit l'avoir vue aux abords du village, à l'aube du 22 juillet, et qui s'empresse d'aller le signaler à Nantes « aux citoyens Bertrand 6, négociant, et Brunet 7, adjoint à la mairie ». La conviction de notre gabarrier, bien qu'affaiblie par une observation quelque peu discordante, semble cependant partagée par l'échotier de la Feuille Nantaise : « cette bête est bien telle que nous l'avons décrite dans un de nos précédents numéros à l'exception qu'elle a le poitrail blanc : ce que [Doussin] a été bien à même de distinguer, parce qu'elle était alors assise »…

 

 

Mais peu importe que ce loup fût ou non le même, une crainte réelle court alors les campagnes ; crainte pour les enfants, d'abord, que l'animal semble poursuivre par prédilection, mais crainte aussi pour les moissons qu'il faut rentrer et les diverses récoltes dont le temps est venu et qui sont perturbées par cette menace permanente : « Elle peut faire beaucoup de ravages si l'on ne s'empresse de la détruire […] Si l'on attend après la récolte, elle peut dévorer encore bien des enfants ; et quels paysans, d'ailleurs, des contrées de sa présence, oseront bientôt confier leurs bestiaux à la garde d'individus aussi faibles et qui sont principalement l'objet de la voracité de cet animal carnivore ? »

 

 

Qu'est-il finalement advenu de la « bête fauve » qui tua les soeurs Barillère ? La collection très lacunaire de la Feuille Nantaise ne nous permet malheureusement pas de le savoir. Il y a fort à parier cependant, que nombreux, tant sur la commune de La Chevrolière que sur celles de Pont Saint Martin et de Vertou, ont dû tenter de la traquer et de la tuer. Depuis les arrêtés des 19 pluviôse et 10 messidor an V, en effet, la destruction des loups est encouragée et récompensée. Des affiches, placardées dans les "maisons communes" de Loire-Inférieure, y incitent : « Il sera accordé 10 francs (valeur de 1790, vieux style) pour chaque tête de loup que l'on déposera à l'administration municipale ; sa destruction sera constatée par un procès-verbal […], lequel sera adressé au département qui ordonnera la délivrance des 10 francs à la municipalité pour qu'elle en fasse la remise au citoyen qui aura mérité cette récompense pécuniaire que l'administration centrale décerne comme un témoignage de la reconnaissance publique. La distribution du prix sera faite un jour de décadi ; il en sera fait mention sur le registre de la municipalité ; le nom du citoyen à qui appartiendra cette récompense sera en outre proclamé à la diligence du commissaire du directoire exécutif » ...

 

Un dernier aspect, plus étrange, mérite enfin d'être évoqué concernant l'animal dont nous parlons. Chacun sait, en effet, que dans les périodes troublées les superstitions et les croyances les plus archaïques refont souvent surface. Or, dans un article intitulé La lycanthropie sous la Révolution française, paru en 1909, l'anthropologue Henri Gaidoz rapporte qu'il s'est trouvé bon nombre de paysans, à La Chevrolière et alentour, pour croire sincèrement, après la mort horrible des deux fillettes aux Basses Haies, que l'abominable Carrier, de sinistre et de proche mémoire, avait été condamné par l'Éternel à se réincarner dans le corps de ce loup et que c'est lui qui continuait ainsi à terroriser la population !

 

Mis en ligne le 25 septembre 2020

 

 

 

Notes :

1 – D'après les travaux d'Alain Molinier, on compte en moyenne, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, 50 personnes (adultes ou enfants) attaquées à mort, chaque année, dans l'ensemble du Royaume de France. Pour La Chevrolière, souvenons nous seulement de la mésaventure de « L'inconnue du Briqueloup », en 1764...

2 - L'expansion du loup dans les quatre départements de la Vendée militaire apparaît bien ici comme une conséquence de la guerre civile :

 

3 – François Kirouard (1745-1805), ancien capitaine de navire marchand et ancien négociant originaire de La Plaine-sur-Mer. La mort le surprit à la Landaiserie où il vivait, une partie de l'année, avec sa seconde épouse, Jeanne Orieux. La métairie de la Bellerie passa alors aux Rozier, du Plessis en Pont-Saint-Martin, puis aux Barbier, de Thubert.

4 - Voici ce qu'on peut lire à ce sujet dans le Journal de Paris du 14 thermidor an VIII : " Nantes, le 2 thermidor [21 juillet]. On reçoit de nouveaux renseignements sur la bête fauve qui ravage actuellement les environs de La Chevrolière. Elle a été vue dans des prés dépendant des biens du citoyen Limoëlan près ceux du citoyen Kirouard. On ne sait si c'est un effet de la peur, mais plusieurs cultivateurs affirment en avoir vu deux. Depuis qu'elle a dévoré les deux jeunes filles dont nous avons parlé, elle s'est encore présentée sur la porte du citoyen Barillère, leur père [...] Les paysans ne sortent plus de chez eux qu'avec des fourches ou autres instruments de labourage capables de leur servir de défense."

5 – Il s'agit sans doute de Mathurin Doussin, signataire du cahier de doléances de Vertou en 1789, âgé d'une cinquantaine d'années en 1800.

6 – Ce Bertand est très vraisemblablement Jean-Baptiste Bertrand-Geslin, futur Maire de Nantes (1805-1813), connu pour « son expérience particulière pour la destruction et la chasse des loups et bêtes voraces » qui lui vaudra d'ailleurs d'être nommé lieutenant de louveterie par le Maréchal Berthier, le 15 juin 1805.

7 – Pierre Brunet, lui aussi « négociant », était alors le cinquième adjoint de François Fellonneau, Maire de Nantes de 1800 à 1801.


 

Sources :

Feuille Nantaise, du 5 thermidor an VIII, citée en première page par le Journal de Paris, du 14 thermidor an VIII.

Archives Départementales de Loire Atlantique, pièce cotée 3E41/24.

Environnement et histoire : les loups et l'homme en France, article de Alain Molinier et Nicole Molinier-Meyer in Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, n°28-2, pages 225 à 245, 1981.

Dictionnaire néologique du Cousin Jacques (Louis Beffroy de Reigny), volume 2, Paris, an VIII, cité dans La lycanthropie sous la Révolution, article de Henri Gaidoz publié dans la revue Folklore (volume 20, n°2, pages 207-208), 1909.

Cet événement a été plus brièvement présenté dans La Chevrolière sous la Révolution, Patrick Ameline, Éditions Opéra, 2010.

 

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