L'inconnue du Briqueloup

 

(© P. AMELINE Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur)

 

 

En l'an de grâce 1764, quarante-neuvième du règne de Louis le Bien-Aimé, l'été commença sous de fortes chaleurs1. A La Chevrolière, les blés mûrissaient vite et la moisson s'annonçait déjà quand on rapporta au recteur que des restes humains venaient d'être trouvés « dans le Briqueloup […] près les Bauches des Buzinières ». Ce bois, jouxtant au sud les bois de la Freudière2, aux confins de la paroisse de Geneston, eut de tout temps la réputation d'être un endroit « très retiré3 ». Malheureusement, l'identité de « l'inventeur » comme les circonstances de sa sinistre trouvaille ne nous sont pas parvenues.

 

 

 

 

Le lundi 25 juin, on se rendit donc sur les lieux pour constater la véracité des faits. Julien Gennevoys, 40 ans, curé de La Chevrolière depuis l'année précédente, accompagné de son vicaire, l'abbé Maillard, prirent la direction du manoir4 de la Freudière où ils retrouvèrent Messire Julien Pépin de Bellisle, 56 ans, chef d'escadre des vaisseaux du Roi et seigneur du lieu depuis treize ans, ainsi que son fils aîné, Jean Charles, seulement âgé de 7 ans. A Tournebride, « le sieur Gobin,  chirurgien5 à Saint Philbert » se joignit à cette petite expédition sans doute guidée par l'auteur de la macabre découverte.

 

 

On emprunta alors la route royale7 jusqu'à Chantemerle avant de prendre, à gauche, le chemin de Montbert, de traverser les Landes Noires, puis de s'enfoncer dans l'épaisseur des bois. Après avoir parcouru un bon quart de lieue, on retrouva les ossements. Incomplets, ils « étaient joints dans la partie de la tête, la poitrine, le haut d'un bras et une cuisse ». D'après le sieur Gobin, il s'agissait « d'une adulte femelle », ce que corroboraient d'ailleurs « des restes d'habillement, de coeffes, [de] juppes » gisant alentour. Une paire de sabots et « un petit livre d'oraisons en français » se trouvaient également à côté du squelette. D'un avis unanime, on pensa « que cette personne avait été dévorée par les loups8 »...

 

 

 

 

Rien, semble-t-il, ne permit de l'identifier. De condition plutôt modeste – elle portait de simples sabots – l'inconnue savait toutefois lire, ce qui n'était pas si fréquent, alors, dans nos campagnes. Selon toute vraisemblance, cette femme devait être étrangère à la région et la proximité de la route royale de Nantes aux Sables expliquait sans doute sa présence dans cet endroit si isolé. En effet, nombreux étaient ceux, de toutes conditions et de tous âges, qui allaient et venaient continuellement « à pied, à cheval ou en voiture » sur ce large chemin reliant la Bretagne au Bas-Poitou.

 

Quelle mésaventure vécut donc cette infortunée voyageuse ? Égarée dans ce bois, aurait-elle été attaquée par un ou plusieurs loups affamés ? Reconnaissons que cette hypothèse simpliste tient plus du conte populaire que d'une sérieuse éventualité. Aurait-elle été plutôt entraînée à l'écart, puis estourbie et détroussée par des « bandits de grand chemin9 » ? Sa dépouille abandonnée aurait ensuite fait l'aubaine de quelque loup, excellent charognard à l'occasion... Mais l'imagination peut bien battre indéfiniment la campagne, nul ne sait, ni ne saura jamais, ce qu'il advint vraiment...

 

 

 

 

Quoi qu'il en soit, le recteur Gennevoys prit sans doute le temps de s'enquérir auprès de ses confrères des paroisses environnantes de l'éventuelle disparition de l'une de leurs ouailles car, curieusement, on attendit plus d'un mois avant de relever ces restes que Gobin avait pourtant formellement reconnus comme humains. Ce n'est en effet que le dimanche 29 juillet que trois personnes retournèrent au Briqueloup10 afin de recueillir les ossements de la malheureuse. Pour effectuer cette tâche peu commune, le recteur avait commis sa sœur et gouvernante, Marie Gennevoys11, tandis que le comte de Bellisle avait envoyé son laquais, nommé Mille, et Fantou, « officière12 au château de la Freudière ».

 

Le lendemain, 30 juillet 1764, le recteur de La Chevrolière procéda à la sépulture des ossements de l'inconnue du Briqueloup dans le cimetière paroissial, près du mur de l'église, « sous le vitrage de la chapelle de Notre Dame de Pitié13».

 

Pour la petite histoire, souvenons nous que c'est au cours des mêmes mois de juin et de juillet 1764 que la fameuse « bête du Gévaudan14 », qui allait tenir la France en émoi pendant trois ans et dont on entendit forcément parler à La Chevrolière, commença sa longue et sinistre série d'attaques...

 

 

 

 

 

NOTES :

 

1 – Une vague de chaleur s'abat sur la France au début de l'été 1764 : on relève 37°5 à Paris le 22 juin !

 

2 – Appelés Bois des Huguetières de nos jours.

 

3 – En 1793 et 1794, pendant la guerre de Vendée, des familles paysannes voulant échapper aux Bleus comme aux Blancs prendront l'habitude de s'y cacher. Suivant les pièces d'archives, la graphie du Briqueloup varie : on trouve aussi « Bricloux » ou « Brucloux ».

 

4 – En 1764, la Freudière n'est encore que le modeste manoir vendu à Julien Pépin de Bellisle par Renée de la Grue en 1751. L'année suivante toutefois, en 1765, les plans d'un nouveau château seront dressés par le célèbre architecte parisien Pierre Contant d'Ivry. Construit au cours des années suivantes, il sera incendié en 1794 puis reconstruit au début du XIXème siècle.

 

5 – « Chirurgien » est, à l'époque, synonyme de médecin.

 

6 - Ce portrait (Coll. V. Bazire. Tous droits réservés) se trouve en couverture de l'ouvrage de Valence Bazire, Julien Pépin de Bellisle, Capitaine-corsaire de Saint Malo, Chef d'escadre des Armées navales, paru aux éditions Guénégaud en 2012.

 

7 – Il s'agit de la route royale de Nantes aux Sables, appelée au XXème siècle D 178, qui passait à l'extrémité Est du territoire paroissial de La Chevrolière.

 

8 – Dans Les loups et l'homme en France, article paru en1981 dans la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, Alain Molinier et Nicole Molinier-Meyer estiment le nombre de loups adultes dans l'ensemble du Royaume de France, à cette époque, à 6000 individus. Ils établissent une moyenne de 50 personnes, enfants ou adultes, dévorées par an...

 

9 – Ces « malandrins », qui dévalisaient les voyageurs dans les endroits isolés, sévissaient encore au XVIIIème siècle. Leurs crimes étaient passibles du supplice de la roue.

En novembre 1799, même si l'on se situe là dans le contexte particulier des suites de la guerre de Vendée, on signale encore que « des chouans se tiennent souvent à Tournebride qui pillent plusieurs voyageurs » (ADLA, L332)...

 

10 – De nos jours le Briqueloup n'est plus un bois. Peu à peu défriché au cours du XIXème siècle, il a laissé place à des terres agricoles qui appartiennent à la commune de Geneston.

 

11 – Marie Gennevoys, née à Saint Nazaire en 1728, accompagna son frère, comme gouvernante, dans ses différentes affectations : Escoublac, Rouans puis La Chevrolière, où elle vécut donc pendant 30 ans, de 1763 à 1793.

 

12 – « Officière » est ici synonyme de « cuisinière », la domestique qui travaille « à l'office ».

 

13 – Une chapellenie dédiée à Notre Dame de Pitié était attachée de longue date (avant 1581) à l'église paroissiale de La Chevrolière.

 

14 – La « bête du Gévaudan » commit autour de deux cents attaques et tua une centaine de personnes entre le 30 juin 1764 et le 19 juin 1767...

 

 

SOURCE :

 

- Acte de sépulture du 30 juillet 1764, Archives Paroissiales de La Chevrolière (ADLA, sous-série 3E).

 

 

 

Mis en ligne le 17 janvier 2020

 

 

(© P. AMELINE Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur)

 

 

 

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