"A un demi-quart de lieue du Lac"

 

(© P. AMELINE Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur)

 

Sous l'Ancien Régime, la presse provinciale, affermée et étroitement surveillée par les autorités, se résume généralement à un périodique d'annonces et de communiqués qui font la part belle au négoce, petit ou grand, de la ville où on l'imprime et du "plat pays" qui l'entoure. Ainsi à Nantes, paraît depuis 1757 une "feuille" hebdomadaire de quatre pages intitulée "Annonces, affiches et avis divers pour la ville de Nantes" sous la responsabilité de la veuve de Joseph Vatar, "imprimeur du roi".

Les rubriques, qu'on y retrouve de semaine en semaine, sont uniquement informatives : biens et effets à vendre ou à louer, nouvelles maritimes, "cours des grains, des vins et des eaux-de-vie", questions de commerce et d'économie, brèves sur l'évolution des guerres européennes pouvant influer sur le négoce, mais aussi "collation de cures", objets trouvés, ou encore tirage de la loterie royale...

                                                         Source : Archives Départementales de Loire-Atlantique

A la première page de l'édition du 16 septembre 1763, on peut lire une annonce, somme toute bien banale, en tête de la rubrique "Effets à vendre". Pourquoi donc, me direz-vous, s'y attarder ? Elle n'a en effet aucun intérêt... si ce n'est d'être, tout simplement, la première "petite annonce" émanant d'un Chevrolin !

Ce vendeur, dont on ignore l'identité, propose "deux poutres de pressoir de 21 à 25 pieds" qu'il faudra prendre "à un demi-quart de lieue du Lac, en la paroisse de La Chevrolière". Les personnes intéressées devront s'adresser au "Bureau des Avis", sis dans la bonne ville de Nantes, "Haute Grand'rue, au coin de la rue de Beau Soleil 1 "...

Cette annonce, qui a pris avec le temps un côté énigmatique et qui fait davantage penser, de nos jours, à une "chasse au trésor" qu'à une proposition commerciale, mérite quelques eclaircissements. L'adresse, tout d'abord : ce pressoir, que l'on démonte, se situe à environ 500 mètres du lac de Grand Lieu, autant dire au bourg de Passay ! Toutes les autres localités du territoire paroissiale se trouvent en effet à plus grande distance des rives du lac.

Quant à ces deux poutres, qui sont les pièces maîtresses d'un pressoir à leviers, qu'on appelle, dans le Comté Nantais, "pressoir long-fût", elles mesurent environ 6 à 7 mètres de long2. Elles correspondent à deux grands chênes dont les troncs ont été régulièrement émondés au fil de leur croissance afin d'augmenter la solidité nécessaire à la fonction à laquelle on les avait sans doute destinés de longue date.

Pressoir à vin dans un chai près de Nantes (Encre et aquarelle de Lambert Doomer, 1646, Fitzwilliam Museum de Cambridge).

Si nous ignorons l'identité de notre vendeur, nous pouvons toutefois aisément cerner son profil social. Voilà quelqu'un qui sait lire et écrire, ce qui, sous Louis XV, n'est pas si fréquent dans nos campagnes. De toute évidence, ses affaires l'amènent régulièrement à Nantes et ses moyens lui permettent d'acheter les Annonces, au numéro ou par abonnement3. En outre, il est, ou était jusqu'à peu, propriétaire au bourg de Passay d'un pressoir et donc de vignes d'une certaine étendue. Il ne trouve pas à vendre ses « bois4 » à La Chevrolière et pense à élargir ainsi son offre aux paroisses alentour...

 

Voilà tout le portrait d'un "honnête homme" plutôt aisé, au comportement on ne peut plus « moderne » pour l'époque. Partant de là, on ne prendrait pas grand risque à parier sur un « fermier du lac » ou sur un marchand de quelque importance comme il en existe alors plusieurs au bourg de Passay. Nul espoir, cependant, de connaître son nom, ni de savoir si ses poutres ont trouvé preneur...

 

 

1 : Cet emplacement correspond approximativement à l'actuel "Comptoir Irlandais", 12 rue de Verdun.

2 : La section de ces poutres, équarries à la hache, atteignait communément 50 à 60 cm !

3 : L'abonnement annuel "par la poste, franc de port, quelque part que l'on veuille se la procurer" s'élevait à 7 Livres et 10 Sols, soit l'équivalent du salaire que percevait un journalier agricole pour quinze jours de travail...

4 : L'offre de bois d'oeuvre est insuffisante sur le marché nantais dans cette seconde moitié du XVIIIème siècle, ce qui entraîne des prix élevés.

 

Mis en ligne le 5 mai 2018

 

(© P. AMELINE Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur)

 

 

 

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