Le crime de la Noël 1834 (4)
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Devant la cour d'assises
Six mois plus tard, le lundi 13 juin 1836, le procès s'ouvre à Nantes devant la Cour d'Assises de Loire-Inférieure séante au château du Bouffay1. Les débats sont dirigés par le président Le Beschu de Champsavin, l'accusation est assurée par Pierre Dufresne, substitut du Procureur du Roi, et la défense par un tout jeune avocat, Maître René Waldeck-Rousseau2. Après le tirage au sort et les récusations habituelles, tant du ministère public que du conseil des accusés, le jury est composé de douze jurés, tous issus de la bourgeoisie nantaise3.
Pendant deux jours et demi, pas moins de cinquante sept témoins, dont dix-huit Chevrolins4, vont défiler à la barre. Il faut dire que dès l'arrestation des trois inculpés, la peur s'était évanouie et les langues s'étaient facilement déliées tant à Pont-Saint-Martin qu'à La Chevrolière. Plusieurs mois durant, les gendarmes avaient recueilli de nombreuses dépositions, la plupart accablantes pour les accusés, et ainsi grandement facilité le travail du juge d'instruction, Germain-François Bethuis. Il n'est pas question de retranscrire ici toutes les déclarations des témoins ni tous les débats dont la presse régionale fit alors ses choux gras ; nous avons choisi d'en présenter seulement quatre parmi les plus intéressants.
Après le rappel des faits, l'interrogatoire des membres de la famille de Jacques Mainguet puis de ceux qui lui ont porté secours ou qui sont passés à proximité des lieux du crime peu avant sa commission, le débat va rapidement porter sur l'emploi du temps des accusés en ce 27 décembre 1834 et sur l'heure inhabituelle de leur retour. En effet, le jour du crime, les trois hommes quittèrent leur travail à 16h30 et bien qu'ils n'aient eu qu'une « forte lieue » à parcourir pour rejoindre Fablou, ils n'y arrivèrent qu'entre 19h30 et 20h. Où avaient-ils passé les trois heures qui s'étaient écoulées depuis leur départ de la carrière du Redour ? Suzanne Guilet, 48 ans, veuve de Martin Biton, qui se trouvait chez ses voisins Deniau ce soir-là, remarqua qu'en arrivant ils étaient tout essoufflés et qu'ils paraissaient troublés.
L'explication qu'ils donnèrent alors, et qu'ils maintinrent par la suite contre vents et marées, était particulièrement saugrenue et tenait plus de la fable que d'un véritable alibi ! Le chroniqueur du journal Le Breton l'expose avec force détails : « En passant par le Bois Clair, ils auraient été pris de frayeur et se seraient mis à courir. Si on les en croit, ils s'arrêtèrent un moment en cet endroit de leur route pour boire, car ils portaient avec eux un petit baril contenant un litre de vin. Tout en causant, Archet s'en vint : « Quarante bons dieux ! Faut prendre une prise de tabac ! » À peine la tabatière fut-elle ouverte qu'ils virent une lumière, comme un éclair, qui s'élança dans la tabatière ; puis ils virent encore une autre lumière [au Râteau] à la porte de Racineux, beau-père de Mainguet. Et ils dirent tout de suite : « Il va arriver malheur à notre consort Mainguet ! » (ils appelaient Mainguet leur consort parce qu'ils lui vendaient des poulets que lui-même venait revendre à la ville). Cette lumière phénoménale participe un peu des feux-follets, des farfadets et autres esprits qui n'ont plus crédit même dans nos campagnes. Quoi qu'il en soit, ils s'enfuirent à toutes jambes. Et ils ont tellement propagé dans le pays cette circonstance de la soirée que pas un des témoins de Fablou ne l'omet dans sa déposition, et qu'au contraire tous la tiennent de l'un d'eux. Les variantes ne manquent pas, cela va sans dire...5 »
Aussitôt après Suzanne Guilet, veuve Biton, on appela sa fille à la barre. Anne Biton, 12 ans, déclara : « le dimanche matin [lendemain du crime], j'aperçus du sang sur les sabots de Deniau et je lui dis : « Joson, vous avez donc saigné du nez ? Oui » qu'il dit. Il y avait trois taches, larges comme une pièce de dix sous »5.
Puis ce fut le tour d'un autre habitant de Fablou, Jean Jeanneau, 57 ans, proche voisin des accusés, dont le récit et les révélations vont marquer l'audience. Lisons ce qu'en rapporte le journaliste du Breton : « Nous étions deux à travailler près de la carrière du Redour dans une pièce appelée les Buissons par laquelle passaient, à cause des mauvais chemins, Deniau, Archet et Neveu. Ce soir-là ils ne passèrent point. Je puis d'autant mieux l'affirmer qu'ils nous priaient de les attendre pour faire route ensemble ; ce que nous évitions, car leur compagnie ne nous convenait point.
Or, ce jour-là, je m'occupais de visiter des filets que j'avais tendus sur les haies pour prendre du petit gibier ; ce qui m' attarda ; de plus, je causai encore avec deux hommes, après quoi je partis. J'arrivai donc nécessairement plus tard que d'ordinaire à la maison. Je soupai et je m'assis au coin du feu où je m'endormis. L'arrivée de mes voisins me réveilla. Il faut vous dire que nous demeurons porte à porte et que l'épaisseur de la cloison permet de tout entendre et de voir. Ils avaient la figure pas comme à l'ordinaire ; ils dirent qu'ils avaient été retenus à la carrière pour serrer et compter les outils et prendre le nombre des journées. J'entendis aussi Neveu arriver chez sa mère ; il n'avait pas l'air de rire !
Le Président : Qu'entendez-vous par là ? - Eh bien, qu'il était en colère. Il dit qu'il avait été retenu aussi pour compter les outils et les journées. Le Président : Quelle heure était-il selon vous ? - Huit heures et demie. Il me dit le lendemain que Mainguet avait été tué et que j'aurais bien dû aller le défendre. Il riait, ce qui fit que je ne le croyais pas. Quand je vis les autres, je leur demandai par quelle route ils étaient revenus ; si c'était par Tournebride, ou bien par le Râteau. - Nous avons suivis la route ordinaire et nous sommes revenus par le Râteau. Ils me parlèrent de « l'éclair » au Bois Clair. Le Président : Que pensa-t-on dans le pays de cet événement, à qui l'attribua-t-on ? - Dès les premiers jours on les soupçonnait. On leur jetait le chat aux jambes6 ; mais on n'osait pas le dire tout haut ; il n'y aurait pas eu gras à parler.
Le Président : Est-ce tout ce que vous savez ? - Non. Mais tenez, je vais tout vous dire. Il y a huit ou neuf ans, Deniau me proposa d'aller prendre une bonne bourse sur la grande route. Je ne voulus pas, je refusai. - Et vous fîtes bien ! - Oui, Monsieur, il me proposa cela trois fois de suite. Jeanneau, qu'il me disait, vous qui êtes fort, voulez-vous venir sur la grande route ? Venez donc, nous prendrons une bonne bourse que nous partagerons. C'est un homme qui a bien des choses dans le cœur, et pas des bonnes choses, allez. C'est lui qui a encore deviné celle-ci (eu la pensée du crime), je le parierais !5 »
Parmi les nombreux autres témoignages, attardons nous, pour finir, sur celui de Gabrielle Dautais, 39 ans, femme de Julien Prou, demeurant à Fablou, et dont la déposition figure parmi les plus accablantes : « Plusieurs mois après le meurtre de Mainguet, un dimanche, dans la soirée, je passais près du cellier de Deniau quand j'entendis parler haut. Je prêtai l'oreille et je reconnus les voix de Deniau et d'Archet. Le premier dit à l'autre : « Ne t'es-tu point saoulé depuis le meurtre ? Non, non », répondit Archet. Deniau reprit : « N'en as-tu pas parlé à ta femme ? Non », répliqua Archet qui ajouta « Et toi, n'en as-tu rien dit à la tienne ? Non, dit Deniau ; tenez aussi bien vos langues que je tiens la mienne et nous n'aurons jamais de mal. » Deniau insista encore et dit : « Ne t'es-tu point saoulé ? Car quand tu es saoul tu ne sais ce que tu dis, tu es pire qu'une bête ! » Archet répéta encore plusieurs fois : « Non, non ! » Deniau reprit : « Si vous dites un mot, vous êtes bien sûrs de nous faire couper le cou ; ainsi, tenez bien vos langues et vous n'aurez pas de mal. » Archet reprit la parole et dit : « Dans le cas où nous serions pris, il n'y aurait que nous qui aurions du mal, parce que Griolet (sobriquet donné à Neveu) ne faisait que tenir le cheval : il aurait moins de mal que nous. - Que tu es donc sot ! reprit Deniau, tu veux le relever pour t'arracher : si je péris, il périra. J'avoue qu'il n'a tenu que le cheval, mais il était d'assent [consentant] ; il a pris l'argent dans les paniers et nous l'avons partagé par tiers. » Deniau ayant dit : « Achevons le pichet, remplissons le et allons nous en à la maison », je me hâtai de m'éloigner et je fus tellement effrayée que je n'osai parler de ce que j'avais entendu qu'après l'arrestation des trois accusés7 »...
Le mercredi 15 juin, à midi, les six derniers témoins cités à comparaître ayant été entendus, le Président Le Beschu mit fin aux débats. Au cours de l'après-midi, on entendit d'abord les longues et sévères réquisitions du substitut du Procureur du Roi. Puis ce fut au tour de Maître Waldeck-Rousseau de dérouler, avec talent mais peu d'espoir, une bien difficile plaidoirie. Le temps passait et, en raison de plusieurs interruptions de séance, ce n'est qu'à « 10 heures du soir » que les douze jurés se retirèrent. À une heure du matin, le jeudi 26, après trois heures de délibérations, la cour revint enfin pour prononcer le verdict. La culpabilité des trois accusés a été reconnue « à la majorité des voix ». Les jurés ont cependant accordé des circonstances atténuantes à Neveu et à Archet qui ont été condamnés aux travaux forcés à perpétuité et à une peine d'exposition. « Deniau, déclaré coupable, comme ses deux complices, d'homicide volontaire commis la nuit sur un chemin public, en réunion, avec armes, préméditation et guet-apens, mais sans circonstances atténuantes, a été condamné à la peine de mort5 ». On emmena les condamnés aussitôt après le prononcé de l'arrêt. Tandis qu'Archet et Neveu fondaient en larmes, Deniau, atterré, tomba évanoui à peine sorti de la salle ; « on a dû l'emporter à bras jusqu'à la prison5 ».
Archet et Neveu ne firent pas appel de la décision de la Cour d'Assises alors que Deniau introduisit, par l'intermédiaire de son avocat, un pourvoi en cassation. Le mercredi 29 juin, moins de deux semaines après leur condamnation, les deux futurs forçats subirent une peine d'exposition d'une heure, entre 11 heures du matin et midi. Le commis greffier Delaunay en dressa procès-verbal : « Ont été exposés aux regards du peuple, sur la place publique du Bouffay de cette ville de Nantes, les nommés Pierre Archet dit Saumur […] et Mathurin Neveu dit Griolet […] Pendant toute la durée de l'exposition des susdits, a été placé, au dessus de la tête de chacun d'eux, un écriteau portant, en caractères gras et lisibles, ses noms, profession et domicile, sa peine et la cause de sa condamnation.8»
Tandis qu'Archet9 et Neveu10 rejoignaient quelques jours plus tard la chaîne11 qui allait les amener, à pied, au bagne de Brest, où ils arriveraient le 8 août, Deniau apprit le rejet de son pourvoi, le 21 juillet. Deux mois plus tard, jour pour jour, la grâce royale ne lui ayant pas été accordée, Joseph Deniau, dit Vigouret, fut extrait12 de la Prison Neuve, puis conduit place Viarme, où la guillotine avait été dressée13. Il fut décapité à 8 heures du matin, le 21 septembre 1836, devant une foule nombreuse14.
Mis en ligne le 15 décembre 2023
Notes :
1 – À cette date le tribunal siège encore au Bouffay. De 1839 à 1851, la justice sera rendue à l'ancien Hôtel des Monnaies (aujourd'hui Muséum d'Histoire Naturelle) puis, à partir de 1851, dans le tout nouveau Palais de Justice de l'actuelle place Aristide Briand (actuel hôtel de luxe Radison Blue).
2 – René Waldeck-Rousseau (1809-1882), normand d'origine, n'est installé à Nantes que depuis cinq ans. Il deviendra plus tard député de Loire-Inférieure, puis Maire de Nantes. Son fils, Pierre, deviendra, quant à lui, ministre et Président du Conseil sous la Troisième République.
3 – Émile Edelin de la Praudière, chef du jury, Charles-Amable Lefebvre-Ferrand, tous deux négociants, Jean-François Payac, Pierre-Henri Pahier et René Plumard, propriétaires et rentiers, Louis-André Ducoudray-Bourgault, armateur, Joseph Baillergeau, banquier, Pierre Blanchard, greffier, Groslambert, contrôleur des douanes, Claude-Camille Brillaud, futur maire de Cheix-en-Retz et futur conseiller général, Marc-François Le Sant, pharmacien, et Armand Magrès, notaire.
4 – La plupart viennent du village de Fablou qui compte alors une cinquantaine d'habitants.
5 – Extraits du quotidien nantais Le Breton, édition du 16 juin 1836.
6 – Expression ancienne qui signifie « jeter la responsabilité (ici, du crime) sur quelqu'un ».
7 – Extrait du périodique national La Gazette des Tribunaux, édition du 19 juin 1836.
8 – Dossier de la Cour d'Assises (ADLA, cote provisoire CA 1105).
9 – Pierre Archet, dont la femme a été arrêtée à l'issue du procès pour menaces de représailles sur les témoins, est écroué au bagne de Brest du 8 août 1836 au 20 mars 1839, date à laquelle il est transféré au bagne de Rochefort dont il s'évade en avril 1841 et en mai 1845 ; repris à chaque fois le lendemain, il est condamné, à chaque fois, à trois ans de double-chaîne... Il revient à Brest, sur le Laborieux, le 1er juillet 1852 afin d'embarquer, le 17, sur le Du Guesclin à destination du bagne de Cayenne où il arrive le 29 août. Il meurt aux Îles du Salut, le 17 janvier 1853.
10 – Mathurin Neveu, comme Pierre Archet, est interné au bagne de Brest le 8 août 1836. Il bénéficie d'une mesure de grâce le 31 décembre 1856 ; par « Décision Impériale » sa peine est commuée en 12 ans à partir du 1er janvier 1857. En raison de la fermeture du bagne de Brest, il embarque sur l'Adour le 20 septembre 1858 pour être transféré au bagne de Toulon où il devra finir sa peine. Nous perdons alors sa trace : a-t-il été libéré le 1er janvier 1869 ou bien est-il mort avant ? Nous l'ignorons.
11 - La « chaîne des forçats », convoi de plusieurs centaines de condamnés de différentes régions qui, enchaînés, se rendent à pied jusqu'au bagne, est une pratique ancienne, harassante et humiliante, qui est supprimée en 1836 pour laisser place à des transports en fourgons cellulaires. Archet et Neveu ont-ils bénéficié de cette nouveauté ou ont-ils fait partie de l'une des toutes dernières chaînes ? Nous l'ignorons.
12 – Un autre condamné à mort l'accompagne ; il sera exécuté juste avant ou juste après lui : Mathurin Rolland, de Couffé, condamné pour infanticide.
13 – La guillotine avait quitté la place du Bouffay et le centre de la ville pour ses confins. Depuis 1834 et jusque dans les années 1870, on l'installait, en cas de besoin, sur la place Viarme, en face du numéro 13 qui est toujours au même endroit... C'est là aussi que fut exécuté, l'année précédente, Mathurin Brochard, de Pont-Saint-Martin, l'auteur du crime de la Vincée.
14 – Selon l'usage, un greffier avait été commis par le tribunal pour constater l'exécution. L'assistance étant toujours nombreuse à ce genre de « spectacle », on réquisitionnait une fenêtre au premier étage de l'immeuble le plus proche, juste en face de la guillotine. Le greffier Berthelot s'installa donc à la fenêtre du 13 place Viarme peu avant l'exécution puis rédigea ensuite le procès-verbal attestant qu'il l'avait constatée de visu. Le lendemain, 22 septembre, on pouvait lire dans L'Ami de la Charte : « Ce matin à huit heures on a tranché les têtes de Deniau et de Rolland, condamnés à la peine capitale par la cour d'assises de Loire-Inférieure […].Ce spectacle horrible et hideux avait, comme de coutume, attiré une foule innombrable sur la place Viarme... »
Sources :
Dossier de la Cour d'Assises, ADLA 5 U 244 (cote provisoire CA 11051).
Le Breton, éditions des 16 et 17 juin 1836.
La Gazette des Tribunaux, édition du 19 juin 1836.
L'Ami de la Charte, édition du 22 septembre 1836.
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