CAPRIOLERIA

 

(© P. AMELINE Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur)

 

"La Chevrolière" n'est pas un nom de lieu si rare dans la France de l'ouest. Cependant, chez nous, son origine reste controversée. Trois hypothèses distinctes continuent de circuler, même dans des publications ou sur des sites parmi les plus sérieux. Pourtant une étude historique et onomastique un tant soit peu rigoureuse aurait dû écarter définitivement deux d'entre elles depuis bien longtemps.

 

 

 

1 – Comment une fausse évidence peut conduire à un réel anachronisme.

La première hypothèse fait provenir le toponyme « chevrolière » du mot « chèvre » et affirme que l'endroit devait être, à l'origine, réputé pour « son élevage de chèvres » : rien de plus simple en effet ! La réfutation de cette étymologie se fonde sur trois arguments.

a – Argument historique : un « élevage de chèvres » est un élevage spécialisé qui suppose, pour exister durablement, un débouché commercial, un « marché », au sens économique du terme. Or, à l'époque où apparaît le hameau puis le village nommé "la Chevrolière", c'est à dire très vraisemblablement au cours du moyen-âge central, ce marché et le mono-élevage qui aurait pu l'approvisionner ne pouvaient pas exister. En effet, dans nos campagnes, à cette époque, l'agriculture est « vivrière ». Elle produit donc, par définition, très peu ou pas d'excédents. Il s'agit d'une agriculture de subsistance, centrée sur les céréales, dans laquelle l'élevage tient une place tout à fait marginale. Comment, dans un tel contexte, imaginer qu'un élevage exclusif de chèvres ait pu prospérer dans une ferme ou un hameau, loin de tout centre urbain, féodal, ou monastique, au point même d'en faire naître le toponyme ? Cette hypothèse, frappée d'anachronisme, doit donc être abandonnée.

b – Argument historiographique : si, par impossible, un tel « élevage spécialisé » avait existé à l'époque qui nous intéresse, sa singularité aurait inévitablement laissé des traces dans l'historiographie. Des textes de diverse nature, aveux, actes notariés, livres de comptabilité seigneuriale, par exemple, l'auraient mentionné ou auraient, au moins, laissé traîner quelques allusions. Par ailleurs, une expression populaire, une tradition locale, un micro-toponyme ou un patronyme aurait sûrement traversé les siècles pour nous en livrer quelque indice... Or, de tout cela, nous n'avons rien, absolument rien.

c – Argument onomastique : « chèvre » vient du latin « capra ». Un lieu dédié aux chèvres, ou rappelant symboliquement une caractéristique réelle ou supposée de cet animal, aurait logiquement donné la forme « capraria » ou « capreria », au féminin, mot qui se traduirait ensuite par « chèvrerie » ou « chevrière ». Or notre commune ne s'appelle pas « la chevrière » mais « la chevrolière »...

 

 

 

2 – Comment une carte fantaisiste du XVIIème siècle a fait naître une aberration tenace... ou "le sparadrap du capitaine Haddock" !

La Chevrolière viendrait de « la charollière », un « carrefour entre plusieurs routes », nous dit-on, et ce nom aurait ensuite été déformé au point de le rendre méconnaissable. Et d'aucuns de prendre immédiatement cette étymologie surprenante pour argent comptant ! Et de répandre cette « trouvaille » à qui mieux mieux ! Au diable les chèvres ! Voici enfin une hypothèse « sans queue ni tête », mais tellement plus originale ! Revenons sur terre un instant et posons nous trois questions élémentaires.

 

a – Sur quelle source cette hypothèse s'appuie-t-elle ?

Cette deuxième hypothèse repose sur une carte, publiée en 1620, qu'une observation un tant soit peu attentive suffit à disqualifier en moins de deux minutes. Elle présente en effet un tel « festival » d'erreurs et d'approximations qu'on se demande comment on a pu lui accorder quelque crédit ! Elle a été réalisée par Melchior Tavernier, graveur et imprimeur parisien, non pas à partir d'un relevé de terrain, mais d'après une copie de copies, dont le lointain original avait sans doute été de plus en plus déformé au fil des reproductions ( 1 ). Le malheur, c'est qu'au XIXème ou au XXème siècle, un illustre inconnu s'est senti autorisé à diffuser, sans vergogne, cette grossière erreur comme s'il se fût agi d'une découverte "révolutionnaire". Colportée depuis sans aucune vérification, on la trouve, aujourd'hui encore, un peu partout.

 

La réfutation de cette hypothèse, aussi tenace qu'absurde,  s'appuie d'abord sur les autres cartes connues des XVIIème et XVIIIème siècles qui toutes, sans exception, indiquent La Chevrolière, que ce soit avec un l ou deux : cartes de l'évêché de Nantes, celle de H. Jaillot, géographe du roi (1696) comme celle de Guillaume de Lambilly (1706), carte des marais du lac de Grand Lieu (1713), carte géométrique du Comté nantais (1768), carte de la Bretagne divisée en ses cinq départements (1790)...

 

b – Au fait, de quel « carrefour » aurait-il bien pu s'agir au moyen-âge ?

Passons d'abord sur le fait que, dans le patois local, le terme « charau » ou « charrau », sur lequel s'appuie cette hypothèse, ne désigne pas un carrefour mais un simple passage charretier ( 2 )... Faisons toutefois abstraction de cette énième erreur et imaginons que « charau » désigne quand même un carrefour : on serait bien en peine de le trouver ! Au moyen-âge et jusqu'au début du XIXème siècle, le territoire chevrolin n'est parcouru que de mauvais chemins de traverse souvent coupés par les inondations hivernales ; pas de « grand chemin », hormis celui qui passe tout à l'Est de la paroisse et qui deviendra la « route royale de Nantes aux Sables », et donc pas le moindre carrefour d'importance qui justifierait cette étymologie invraisemblable ! Faut-il rappeler qu'au moyen-âge la « route de Saint Philbert », par exemple, telle que nous la connaissons aujourd'hui, n'existe pas ? Pour rallier cette localité depuis La Chevrolière, il fallait emprunter le chemin de Passay jusqu'aux Halles puis obliquer à gauche vers l'Aubrais, l'Arsangle, la Bourionnerie avant de rejoindre le territoire philibertin par le hameau du Breil ( 3 )...

 

c – Quels autres documents anciens corroborent cette hypothèse ?

La réponse est simple : aucun. Si l'on prend les documents de la même époque, hormis les cartes dont nous avons déjà parlé, on trouve systématiquement « la chevrolière », avec un l ou deux, mais on ne trouve jamais, ni de près ni de loin, de « charollière » ! Ni dans les actes notariés, ni tout simplement, dans les registres paroissiaux pourtant tenus sur place. Enfin, pour se débarrasser une fois pour toute de ce satané « sparadrap », on pourrait citer un cas de figure édifiant, observé en Touraine, autre région de langue d'oïl, qui prouve, si c'était encore nécessaire, que la confusion entre « chevrolière » et « charolière » est hautement improbable...

 

 

 

3 – Comment les dernières recherches en toponymie valident la décision de Robert Thomas.

 

La première mention du nom de notre commune apparaît en 1333 sous la forme latine "caprioleria" dans un acte du Saint Siège concernant l'un des tous premiers curés de la paroisse dont le siège vient alors d'être transféré de Passay à La Chevrolière. Ce curé, Guillaume de Quimperlé, relève du diocèse de Quimper et c'est tout logiquement dans un Bulletin diocésain d'histoire et d'archéologie du diocèse de Quimper et de Léon, publié en 1912, que nous en retrouvons la trace (page 30, note n° 178) sous la plume du chanoine et archiviste Paul Peyron ( 4 ).

 

Caprioleria est formé du substantif latin capriolus, qui signifie chevreuil et du suffixe locatif -eria ou -aria (féminin de -erius ou -arius) relatif à un lieu, à un endroit. Quand on découvre, par ailleurs, qu'Ernest Nègre rapproche, dans sa Toponymie Générale de la France, ouvrage de référence seulement publié en 1991, capriolus de l'ancien français "chevreul" et, surtout, "chevrol", ( 5 ) on comprend que la municipalité de Robert Thomas a été bien inspirée, en 1972, de préférer le chevreuil à la chèvre lorsqu'il s'est agi de doter la commune d'un blason !

 

 

En conclusion, on peut donc affirmer de façon catégorique que l'origine du nom de notre commune doit s'entendre uniquement comme « terre à chevreuils ».

 

Mis en ligne le 22 octobre 2021

 

 

Notes :

1 – Melchior Tavernier (1594-1665) s'est sans doute inspiré de la carte qui figure dans l'Histoire de Bretagne de Bertrand d'Argentré (1588), déjà déformée une première fois par son père, Gabriel Tavernier, en 1594, pour l'atlas de Maurice Bouguereau intitulé le Théâtre Françoys...

2 – Selon La couésaille, petit dictionnaire du patois du Pays de Retz ( http://museedupaysderetz.fr) le terme « charraou » désigne « une bande de terre au bout d'un champ, où passent les tombereaux et les charrettes ». D'après Le patois du Pays de Retz, d'Émile Bourrin, paru en feuilleton dans L'Écho de Paimboeuf (rubrique « Les mots du terroir ») et conservé aux Archives Départementales de la Vendée, « une charrau est un passage de servitude pour les véhicules dans un marais ».

3 – Cet ancien itinéraire est encore mentionné sur le Plan géométrique des communs du Gotha et des Marosses (XIXème siècle.), ADLA (sous la cote 1Fi Chevrolière 1).

4 – Un autre acte nommant La Chevrolière, daté de 1338, figure dans le même ouvrage à la page 87 (note n°220).

5 – La forme actuelle, chevreuil, n'apparaît qu'au XVIIème siècle. Elle est dérivée des formes médiévales chevruel puis chevreul et chevrol, attestées au XIIème siècle. Les recherches d'Ernest Nègre (1907-2000) sont les plus complètes sur le sujet. Plus récemment encore, en 2010, un autre toponymiste, de réputation internationale, Stéphane Gendron, est arrivé aux mêmes conclusions dans son ouvrage Animaux et noms de lieux (page 60), paru aux Éditions Errance.

 

(© P. AMELINE Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur)

 

 

 

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