La dernière volonté de Lucie

 

Bien avant Joseph Legeay, qui fut le dernier sabotier en activité au bourg de La Chevrolière, Henry Baron y mania la gouge et la « langue de chat ». Né à Montbert en 1864, il arrive chez nous au temps de son mariage avec Lucie Mainguet, en mai 1887. Parmi leurs quatre témoins, on ne compte pas moins de trois sabotiers ! Bel exemple d'endogamie professionnelle. L'un des frères du marié, Jean Baptiste, qui exerce ses talents à Saint Hilaire de Clisson et qui ne va pas tarder à s'installer lui aussi à La Chevrolière, le frère de la mariée, Camille, qui a un pas de porte à Bouaye, et enfin Henry Coiffard, le sabotier en titre de La Chevrolière depuis une dizaine d'années, qui s'apprête à changer d'horizon en cédant son affaire au jeune époux.

 

Bientôt, Henry, qu'on appelle souvent par son deuxième prénom, Auguste, chausse les Chevrolins tandis que Lucie tient épicerie et commerce de tissus à la porte voisine. Malheureusement aucun enfant ne vient égayer leur foyer, si ce n'est une nièce, Florentine, puis un neveu, Pierre, qu'ils prendront en pension pendant plusieurs années, avant guerre, pour soulager un autre frère Baron, Jean, sabotier à Vallet celui-là, chargé d'une nombreuse famille. Ainsi va la vie...

 

Les affaires sont modestes mais assez fructueuses toutefois pour permettre à Henry et Lucie de faire quelques économies et d'acheter régulièrement de menues parcelles de vigne, de jardin, de pré, qu'ils louent ensuite pour s'assurer un petit revenu complémentaire. Et les années passent. On vieillit doucement jusqu'à ce que Lucie tombe gravement malade, en 1924. Il faut fermer l'épicerie et bientôt Henry doit, lui aussi, cesser son activité pour s'occuper de son épouse désormais grabataire.

 

Les économies fondent bien vite et les petits loyers ne suffisent plus à subvenir aux besoins du vieux couple. A une époque où l'État Providence et ses mécanismes de couverture sociale sont encore loin de voir le jour, il ne reste qu'une solution : vendre la maison en viager, avec l'atelier et le petit magasin attenant...

 

Commencent alors pour Henry et Lucie de bien tristes années. Consciente de l'issue fatale de sa maladie et inquiète de n'avoir aucun héritier direct, Lucie fait promettre à son mari de trouver avec la mairie le moyen d'assurer le digne entretien de leur dernière demeure1. Enfin, après être restée alitée six longues années, Lucie meurt au printemps de 1930. Peu après, Henry doit quitter le bourg et s'installer dans une petite maison, encore en construction, qu'il possède à la Guerche.

 

Mais l'ancien sabotier n'a pas oublié sa promesse et compte bien faire droit aux dernières volontés de sa défunte épouse. Aussi, le 25 octobre 1933, il prend sa plus belle plume pour informer le maire, François Josnin-Douaud, de ses intentions : « Je donne à la commune de La Chevrolière la somme de deux mille trois cents francs2 pour acheter un titre de rente 3 % perpétuel […] cette rente sera servie à l'entretien de mon tombeau et du cimetière seulement » et il ajoute, pour appuyer sa demande, « mon tombeau est en granit [et] ne demande pas grand soin, la commune a intérêt à accepter »...

 

Lors de sa séance du mois de novembre, le Conseil Municipal avalise évidemment cette généreuse proposition. Enfin, le lundi 18 décembre, Henry se déplace au bourg pour accomplir auprès de la secrétaire de mairie les formalités qui doivent faire aboutir son projet. Malheureusement, à sa grande surprise, les choses se compliquent et la « bureaucratie », dans toute sa lourdeur, douche brutalement ses espoirs : « Voyant les grandes chinoiseries de la loi, les paperasseries ennuyeuses et coûteuses, j'ai modifié ma décision »...

 

« Refroidi » une première fois par l'Administration, Henry l'est une seconde fois dès le lendemain de cette déconvenue, lorsqu'il constate, au réveil, une température de – 3° dans sa chambre ! Notre sabotier change alors sagement de pied : « charité bien ordonnée commence par soi-même » ! Il écrit au maire, le jour même : « Bref, pour en finir, cette somme que j'ai économisée avec tant de peine, je vais la mettre à me payer du confort, à améliorer mon taudis, ma triste demeure. Je ne renonce pas pour cela à accomplir la promesse que j'avais faite à ma chère compagne disparue, mais je remets cela à plus tard »...

 

 

Henry Baron a-t-il finalement trouvé un compromis avec la mairie, ou un autre moyen pour honorer la promesse faite à Lucie ? Nous l'ignorons. Toujours est-il qu'il la rejoindra dans la tombe treize ans plus tard, en 1946.

 

Mis en ligne le 14 juin 2022

 

Note :

1 - A notre époque de déracinement géographique, de désaffiliation généralisée et de perte de tous les repères traditionnels, la puissance symbolique, aussi bien au plan social qu'au plan familial, que pouvait alors revêtir une tombe, appelée à durer bien au-delà du siècle (cf. les fameuses "concessions perpétuelles"), est devenue étrangère à l'immense majorité de nos contemporains.

2 - Cette somme représente alors près de deux mois et demi du traitement d'un facteur des Postes.

 

Source : archives privées.

 

 

 

 

 

 

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