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Le crime de la Noël 1834 (3)

(© P. AMELINE Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur)

 

 

Des soupçons aux arrestations

 

Une fois la stupeur des premiers jours passée, les langues se délient. Autour de la famille Mainguet, dans les alentours du Râteau et bientôt dans l'ensemble de la commune, on s'interroge et on parle. Qui a bien pu commettre un crime aussi odieux ? Le lieu du crime, au bord d'une route très fréquentée, fait pencher certains pour l'hypothèse du vagabond, du chemineau sans foi ni loi, à la recherche d'une bonne aubaine et qui, protégé par l'obscurité, jette son dévolu sur une proie isolée... D'autres se disent que Jacques Mainguet avait peut-être des ennemis et qu'une rancune bien recuite était la cause de ce guet-apens sans doute prémédité depuis longtemps... Mais qui aurait pu en vouloir à ce modeste volailler dont le juge Jamont écrivait dans son rapport que « c'était un homme doux, point querelleur, d'un caractère bienveillant et jouissant de beaucoup de considération et d'estime » ? D'autres encore l'auraient entendu dire « qu'il porterait bon nombre d'écus de six livres pour les faire changer » à la Monnaie de Nantes1, ce jour-là, ce qui aurait pu susciter des « vocations criminelles », ce à quoi la veuve de Jacques rétorquera qu'elle n'avait pas connaissance de telles économies et que son mari, souvent farceur, avait sûrement pu tenir ce genre de propos en riant...

 

Pendant qu'on se perd ainsi en conjectures, certains se souviennent qu'il y a aussi à La Chevrolière, comme partout, des gens de mauvaise réputation, des gens peu fréquentables sur qui courent bien des bruits dans le pays et qu'on craint de croiser. Ce sont surtout trois hommes, pauvres mais dans la force de l'âge, qui en intimident plus d'un et qui sont si souvent ensemble qu'on les surnomme « les inséparables ». Bien sûr, on n'a aucune preuve contre eux, ni à propos des petits larcins dont on les soupçonne ni, à fortiori, à propos du crime affreux qui vient d'être perpétré... D'ailleurs, pendant des mois, personne ne les dénoncera formellement malgré l'enquête active des gendarmes. Pourtant, les trois hommes tiendront, à plusieurs reprises, des propos pour le moins imprudents qui feront enfler la rumeur tout au long de l'année 1835, au point qu'au bout d'un certain temps « personne n'a [plus] douté, mais chacun s'est tenu sur la réserve, faute de preuves ; car ces trois hommes étaient la terreur de la contrée2 »...

 

Qui sont donc ces trois suspects ? Deux d'entre eux demeurent à Fablou, porte à porte : Joseph  Deniau3, dit Vigouret, journalier, âgé de 37 ans, et Mathurin Neveu4, dit Griolet, journalier de 26 ans. Le troisième, Pierre Archet5, dit Saumur, journalier également à cette époque, âgé de 32 ans, vit au bourg de Pont-Saint-Martin ; il est le beau-frère de Joseph Deniau pour avoir épousé Anne, sa sœur, dont il a trois enfants vivants : Pierre, 6 ans, Jeanne, 3 ans, et Henri qui n'a que quelques mois. Ces trois hommes travaillent ensemble à la carrière du Redour6, située sur la commune de Saint Philbert-de-Grand-Lieu, distante de deux lieux de Pont-Saint-Martin et d'une lieue et demie de Fablou qu'ils parcourent à pied chaque jour, aller et retour.

 

Quelles ont-été les imprudences et les indiscrétions les plus flagrantes de ces « inséparables », qui ont fini par remonter aux oreilles des gendarmes ? Dès le surlendemain du crime et dans les jours suivants, les trois hommes vont à plusieurs reprises jusqu'au Râteau, pour demander avec insistance à Joseph Mainguet, « s'il n'a rien vu, rien aperçu ce soir-là » ; cette curieuse inquiétude n'éveille pas, sur le moment, les soupçons du frère de la victime alors tout à son deuil. Mais Pierre Archet va se montrer le plus indiscret des trois, à la mi-janvier, en donnant à plusieurs personnes des détails si précis sur le meurtre que seul un témoin direct pouvait les connaître : « Trois semaines environ après l'événement, il dit à Pierre Agaisse [un maçon de Pont-Saint-Martin], que Mainguet avait été tué par trois hommes mais que l'un deux n'y avait pris aucune part ; qu'on lui avait porté un premier coup de couteau qui avait percé son manteau et un second du côté de la gorge. « Vous y étiez donc ? » lui répliqua Pierre Agaisse. « On me l'a dit », répondit Archet »... Peu de temps après, il donna encore plus de précisions macabres à Julien Fouché et à son fils, charpentiers de Pont-Saint-Martin, qui lui demandèrent alors « comment il avait pu connaître tous ces détails, sa réponse fut qu'il avait assisté à l'ouverture du corps7 [à l'autopsie]»...

 

Enfin, laissons Claude Lainé, boulanger et adjoint au maire de Pont-Saint-Martin, raconter ce dernier exemple, glaçant, de l'imprudence de Pierre Archet : « Huit jours après [le crime], je rencontrai la femme Lemerle qui me dit : « Le petit Archet (enfant de six ans à cette époque) m'a rapporté que son oncle Deniau allait être mis en prison parce qu'il avait tué Mainguet. J'interrogeai l'enfant, dit-elle : Tu veux dire Griolet ou Neveu ? - Non reprit-il, c'est bien mon oncle qui l'a tué avec un grand couteau, comme on saigne les cochons - Qui te l'a dit ? - J'étais couché. Mon père est entré et m'a demandé si je dormais. Je ne répondis point. Je l'entendis dire à ma mère : tu ne reverras plus ton frère, les gendarmes vont venir le prendre parce qu'il a tué Mainguet8 »...

 

À défaut de preuves matérielles, ce faisceau d'indices dont nous n'avons présenté que les plus frappants, même s'ils n'ont pas donné lieu à des dépositions en bonne et due forme avec rédaction de procès-verbaux à la clef, est jugé suffisant pour procéder à l'arrestation des trois hommes. Un mandat d'amener est délivré à leur encontre le 30 décembre 1835. Dès le lendemain, les « inséparables » sont appréhendés par les gendarmes de Saint Philbert et conduits derechef à Nantes où ils sont immédiatement écroués à la Prison Neuve9.

 

Mis en ligne le 24 février 2023

 

À SUIVRE

 

NOTES :

1 – Les écus de six livres avaient été démonétisés le 1er avril 1834 et l'on avait jusqu'au 31 décembre pour les échanger.

2 – Extrait de l'article déjà cité du journal Le Breton du 16 juin 1836.

3 – Joseph Deniau est né à Saint Aignan, au Champ de Foire, le 31 décembre 1800. Il a épousé Jeanne Perraud, veuve Prou, de 24 ans son aînée, à Pont-Saint-Martin, étant alors tous deux domiciliés à la Championnière, le 9 novembre 1823.

4 – Mathurin Neveu, né à La Chevrolière, à Fablou, le 4 décembre 1808, de Marie Neveu (1782-1856) et de père inconnu, est célibataire.

5 – Pierre Archet ou Archer, né à Bourgueil (Indre-et-Loire) le 15 avril 1805, a par la suite vécu à Saumur, d'où son surnom. Compagnon charpentier, il a épousé Anne Deniau le 13 novembre 1826 à Saint Aignan.

6 – La carrière du Redour n'est que l'une des innombrables carrières ouvertes au cours du XIXème siècle dans tout le pays pour tirer la matière première nécessaire à l'empierrement des principaux chemins qui peu à peu se transforment alors en « routes ». On y emploie une « armée » de journaliers, de pauvres désœuvrés, qui trouvent là un moyen de subsistance malgré des conditions de travail pénibles et des salaires très bas. Parmi les carriers du Redour, certains, originaires de communes plus éloignées, prenaient pension à Viais, chez l'habitant.

7 – Toutes les citations de ce paragraphes sont tirées du dossier d'instruction (ADLA).

8 – Extrait de l'article déjà cité du journal Le Breton du 16 juin 1836.

9 – Cette prison remplaça celle du Bouffay en 1831, elle fut démolie en 1869. Elle se situait à l'emplacement de l'actuel Lycée Jules Verne.

 

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